Lorsque nous avons commencé notre troisième année de suivis écologiques selon la méthode IQE (cf. https://www.patrinat.fr/fr/lindice-de-qualite-ecologique-iqe-7182) ce sujet mérite un article à lui seul – j’étais très loin de me douter que j’allais faire une découverte aussi extraordinaire… Le choix du site m’était « imposé » et l’objet de ma découverte n’était pas du tout dans mes « radars » naturalistes !

En ce 11 juin 2025, en arrivant sur ces deux gravières de la vallée du Rhône drômois (Donzère) en partie restaurées entre 2014 et 2016 dans le cadre d’une mesure compensatoire EDF (sites du Tricastin), je comptais bien retrouver quelques espèces « arrivées » depuis le début des suivis en 2017 comme Trithemis annulata, découverte en 2021, la nette rousse (Netta rufina), nicheuse sur le site, l’aïolope élancée (Aiolopus puissanti) observée en 2021 ou la gratiole officinale (Gratiola officinalis) côté «  belles plantes »…bref, un site plutôt réjouissant !

Le parcours IQE se déroulait sans aucun souci et vers 13h30, j’arrivais vers la fin de l’itinéraire qui se termine sur des berges limono-graveleuses encore peu végétalisées donnant sur des hauts-fonds colonisés par diverses plantes aquatiques (potamots, joncs, phragmites, élodées…). Il fait chaud et je contacte pas mal d’odonates en activité dont de nombreux orthétrum, des anax et crocothémis écarlates. Je trouve également quelques cordulies à corps fin (Oxygastra curtisii), espèce remarquable reproductrice sur le site.

Lors de ma traversée d’un cordon graveleux entre deux zones en eau je lève un petit anisoptère sombre qui file à toute vitesse au ras de l’eau, aidé par le vent…pas le temps de le mettre dans les jumelles. Sans doute un sympétrum à contre-jour me dis-je étant donné l’heure et la forte lumière. Je reste un peu sur ma faim, d’autant plus que je n’ai pas croisé beaucoup de sympétrums dans la matinée. Quelques dizaines de mètres plus loin, rebelote ! Mais là je ne suis pas à contre-jour…et il y a 2 individus…Ils volent en rase motte sur l’eau et à grande vitesse, pas facile de les mettre dans les jumelles.

Ma curiosité est piquée au vif et je passe mentalement en revue la liste les espèces possibles…trop petit pour une cordulie, trop sombre pour un sympétrum…ce ne serait quand même pas Sympetrum danae ?! Cette espèce de tourbières, bas marais et petites masses d’eau acides dépourvues de poissons est plutôt présente en altitude. Mais j’ai bien en tête l’ératisme des sympétrum et mon excitation « naturaliste » commence à monter en flèche ! Au fur et à mesure que j’essaye de suivre l’un ou l’autre individu qui volent quand même bien vite et sans effort dans le vent assez soutenu – pas classique pour un sympétrum ! – une petite voix intérieure commence à penser à une espèce…mais ça fait quand même loin des stations connues (surtout, ne pas s’emballer trop vite…on est souvent déçu !).

Depuis le bord de l’eau, je remonte un talus graveleux dénudé exposé au sud qui donne sur l’entrée du site : une plateforme graveleuse bien tassée nue de végétation qui se poursuit par une piste du même revêtement. Je refais alors décoller 2 individus que je suis jusque sur ladite plateforme. Ils volent rapidement au ras du sol…ça semble compliqué mais le terrain dégagé m’incite à tenter une capture pour en avoir le cœur net (à ce moment-là je n’ai plus trop de doutes…enfin presque !). Je prends mon mal en patience et arrive enfin à capturer un des individus au bout de 10 min.

Une fois dans le filet, j’ai une certitude : je n’ai jamais vu cette espèce…mais j’ai une bonne idée de son identité ! Gros yeux, petite taille, coloration noire uniforme… Quelques messages avec photos envoyés à des amis et la confirmation ne se fait pas attendre. Il s’agit effectivement d’un beau mâle mature de Selysiothemis nigra ! Je me dis d’abord « c’est tellement énorme que ça doit être connu », une cachoterie des odonatologues locaux ? Mais non, l’espèce n’est effectivement pas connue du département…elle est carrément nouvelle pour la région AURA ! Les populations connues les plus proches sont à plus de 150 km par les vallées pour Vinon-sur-Verdon et plus de 100 km pour celle de Crau. Même si l’espèce est connue pour ses grands déplacements, c’est le genre de découvertes qui n’arrivent pas souvent dans la vie d’un naturaliste, surtout pour un groupe d’espèces aussi bien connu !

J’ai passé l’heure qui suivait à rechercher d’autres individus à proximité. J’identifierai au moins 4 à 5 mâles et 1 femelle que j’eus grande peine à photographier correctement (vent, lumière forte et individus assez farouches !).

Cette découverte a fait grand bruit puisque le lendemain, le coordinateur « Drôme » du groupe Sympetrum était à pied d’œuvre pour rechercher l’espèce à proximité (le site compensatoire est fermé au public). Il trouvera près de 16 exuvies et 1 femelle à peine émergée (on dit « ténérale » dans le jargon !) sur un plan d’eau de pêche adjacent. Quelques jours plus tard, il trouvera des adultes sur une gravière côté Ardèche… en moins de 5 jours, la nouvelle défraie la chronique dans le petit monde de l’odonatologie rhône-alpine. Nous avons même eu droit a un petit article dans le Dauphiné Libéré !

Ce fut un moment fort en émotions comme on aimerait en vivre plus souvent, partagé avec ma collègue Sandy Bulté et quelques amis à distance. Merci à EDF de nous avoir permis de communiquer sur ce petit scoop. Mon seul regret est de ne pas avoir pu prouver la reproduction de l’espèce sur le site compensatoire…notre passage de juillet ne nous a pas permis de recontacter l’espèce, ni adultes, ni exuvies. Sans doute les pluies et le vent des jours précédents n’ont pas aidé. Une idée pour un suivi complémentaire ?

Affaire à suivre…

Jérémie HAHN